Il hésita un long moment, très long, pesant le pour et le contre, avant de finalement décider d’ouvrir les yeux. Au début, la lumière crue du matin naissant l’agressa et il dut les refermer. Mais peu à peu, il parvint à voir le ciel, dans lequel un nuage flottait, poussé lentement par une légère brise venue de la mer toute proche.
Il passa sa langue sur ses lèvres desséchées, et le goût piquant du sel lui rappela les plats cuisinés lors des festivités dédiées à Kerka. Une ébauche de sourire se dessina sur son visage buriné par des journées entières au soleil oriental, à traquer un paradis que jamais il ne trouvait.
Soudain, tel un poignard qui lui déchira le cœur, la douleur l’envahit et il se souvint…
Il tenta de se lever, et hésita plusieurs fois avant de pouvoir se tenir debout. Il regretta alors d’avoir ouvert les yeux. Des corps enchevêtrés et inertes gisaient autour de lui, des râles imploraient Teshup d’ouvrir enfin les portes des enfers, et l’odeur doucereuse du sang s’élevait vers le ciel, tandis que le liquide sans âme pénétrait dans les profondeurs de la terre, emportant tout lendemain.
Ils avaient été anéantis.
La colère, la rage, l’accablement se refermèrent alors brutalement sur lui, coupant sa respiration haletante, arrêtant son cœur meurtri et abrutissant son esprit torturé; pris au piège il ne put que hurler tel un animal sa haine et son désespoir.
Puis à bout de force, à bout de souffle, à bout de vie même, il s’effondra sur le sol, ses genoux ployant sous la peine. Une larme coula, tel un stigmate cruel, et résolu à périr là de chagrin, il la laissa suivre son chemin. Il ferma les yeux en priant pour ne plus jamais les ouvrir.
Pourtant, il était écrit que Kama Tarkhan ne devait pas mourir lors de la bataille perdue contre les troupes de Ban-Chao.Il sentit alors une présence près de lui et quelqu’un essuya doucement la larme sur son visage. Il ouvrit les yeux avec retenue, pour la seconde fois de la journée, sans savoir ce que lui réservait le sort cette fois-ci encore.
Elle se tenait là, pieds nus, ses vêtements déchirés et sa peau couverte de poussière et de sang. Ses cheveux bruns emmêlés encadraient un visage dont la mélancolie faisait ressortir les yeux améthyste. La petite fille lui tendit alors une gourde de peau emplie d’eau fraîche, sans prononcer un mot, hésitante même.
Il resta interdit un moment puis saisit la gourde et s’abreuva enfin, sentant l’eau envahir son être et lui redonner vie. Il rendit la gourde à la fille de Csaba, et croisa son regard, qu’il soutint avec difficulté. Il n’osait lui demander où était son père; Csaba, son ami avec lequel il avait si souvent chevauché dans les steppes au printemps, cherchant sans cesse à mesurer leur adresse et la vitesse de leurs montures.
Il la contempla, pendant qu’elle s’éloignait et cherchait des survivants dans cette désolation mortuaire qu’était devenue la vallée de la Bzyb. La vision de cette créature si frêle, si improbable, qui luttait, avec ses faibles moyens, pour continuer à vivre et aider son peuple, le frappa et il eut honte de la laisser se battre seule.
Il se releva cette fois sans hésitation et la tête haute, malgré le shalvar déchiré, réajusta la ceinture martelée des armes de son clan autour de son kaftan. Il se mit en marche, déterminé et méthodique, cherchant les guerriers encore en vie et achevant sans remords ceux qui souffraient trop d’attendre Teshup.
Kama Tarkhan venait de naître au monde des héros, ceux qui ne se contentaient pas de traverser la vie sans bruit mais qui la brisait pour qu’elle leur soit clémente.Certains hommes étaient vaincus dans leur âme plus que dans leur chair, et il leur montrait le monde du lendemain, un monde où ils règneraient en maîtres absolus. Il haranguait les blessés, et bientôt il se jucha sur un rocher anguleux afin de se faire entendre et surtout comprendre de tous. Il n’y aurait pas de pitié, les fuyards seraient exterminés, les traîtres seraient massacrés.
Il sentait au fond de lui le désir de vengeance monter, telle une chaleur enivrante et excitante, qui guiderait ses pas et absoudrait ses actes. Il savait déjà qu’il faudrait des victimes innocentes pour permettre à son armée de devenir plus puissante et plus terrible, mais qui pouvait réellement se prétendre innocent?
Au matin qui suivit la défaite de Bzyb, il rassembla ses guerriers et leur donna l’ordre de partir à la conquête des territoires de l’ouest, où les populations riches seraient des proies idéales pour amasser ressources et armes. Mais lorsque ses hommes furent partis, chevauchant les solides chevaux tartares, bandant les arcs asymétriques composites, il s’arrêta et se retourna, observant l’Est avec rancoeur. Il n’oublierait pas et ne pardonnerait jamais. Il reviendrait.
Savourant sa victoire sur le peuple Hun, le général Ban Chao ignorait qu’il avait lui-même créé l’être qui lui ôterait la vie.